Au sens moderne du terme, le concept de gouvernance apparaît très tard, en 1975, et dans un lieu bien précis, l’entreprise. Il est pour la première fois utilisé par un Professeur de Droit et d’Economie, Oliver E. Williamson . C’est alors une théorie élaborée des coûts de transaction qu’une entreprise doit faire entre internalisation et externalisation, un pont en quelque sorte jeté entre économie et organisation. C’est donc clairement à l’origine une notion issue d’une société à tradition libérale, totalement étrangère aux sociétés à tradition étatique ou étatiste, comme le sont la plupart des sociétés européennes. Le concept moderne de gouvernance va rapidement évoluer pour aboutir à une définition plus large. La gouvernance devient alors l’ensemble des processus par lesquels des règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées. En clair, la gouvernance signifie que la loi n’a pas le monopole pour régir un espace, elle se trouve désormais en concurrence avec d’autres règles et normes.

La gouvernance, c’est la loi en concurrence Quelles sont donc ces autres règles et normes avec lesquelles la loi se trouve en concurrence pour régir l’espace de la société de l’information ? Quelles sont ces règles et normes qui composent la gouvernance et, surtout, qui les élabore, les met en œuvre et les contrôle ? Trois autres normes ou règles nous paraissent prépondérantes et prendre part, chacune à leur place, à la gouvernance du réseau des réseaux. La première de ces normes est la norme comportementale, la manière d’être, ce que les sociologues appellent les faits morphologiques. La société de l’information fait la part belle à l’individu. L’écran est tout à la fois sa fenêtre sur le monde et sa protection contre le monde. L’individu se trouve dès lors avoir une prise directe sur la sphère publique, tout en agissant directement de sa sphère privée. Ainsi, la manière d’être prend une place prépondérante et les normes collectives telles que la Loi ont la plus grande difficulté à modeler ces comportements individuels. Deux exemples illustrent à merveille cette évolution et ses incidences sur le plan de la loi : il s’agit du droit de la presse et de la propriété intellectuelle. L’individu dispose aujourd’hui des moyens de communiquer vers le public comme n’importe quel organe de presse : page personnelle Web, blog, listes de diffusion etc. … De lecteur, il peut passer en un temps à celui de producteur, éditeur, diffuseur. Les comportements induits ont alors contraint le législateur à créer pour la société de l’information un régime à la fois inspiré et dérogatoire au droit de la presse traditionnel. De même, le Peer To Peer bouscule la propriété littéraire et artistique. Des millions d’individus échangent des fichiers le plus souvent « non originaux » tout simplement parce que le réseau le permet. La Loi, là encore, est bousculée et bafouille. La seconde norme en concurrence avec la Loi est celle du marché, le pouvoir économique. C’est une banalité de le dire mais il faut ici rappeler que le réseau est un lieu où les standards appartiennent à des entreprises du secteur privé qui ont sans surprise une logique de profit et de conquête. Le droit se doit dès lors de composer dans un environnement « public privé » que les autorités publiques ne maîtrisent pas. Ainsi, tant qu’il n’en coûtera que quelques dizaines de dollars à un acteur économique pour « balancer » quelques centaines de milliers voire millions d’emails non sollicités, on peut parier que la lute contre le Spam sera une course perdue d’avance par la Loi seule. Enfin, la troisième norme en concurrence avec la loi est la technique. Dans la société dite de l’information, l’homme est un des éléments du système technique et de l’architecture mise en place. Si l’homme veut interagir avec le système, il doit se soumettre à la structure du système qui lui est imposée. Mais la technique n’est pas la Loi …

La gouvernance, c’est une révolution des paradigmes pour l’Europe Cette concurrence des normes est pour l’Europe une révolution des paradigmes à laquelle il va falloir nous habituer. Pour l’étudiant en droit de première année d’une Université européenne, l’objet de la loi, et plus généralement de la règle de droit, est de rendre possible la vie en société. Dans un Etat dit de droit moderne, le même étudiant considère que la loi est prédominante, voire quasi monopolistique et qu’elle est le résultat d’un processus démocratique. Certes, la loi a souvent été présentée complémentaire de la morale. La morale est exprimée en termes généraux alors que la règle de droit pour atteindre le but de sécurité doit comporter une certaine précision. La morale est une règle de conduite individuelle en dehors de toute contrainte juridique mais qui influence la loi et, dans la société européenne d’origine judéo-chrétienne, évolue sans cesse. En réalité, on ne peut parler de concurrence réelle entre le droit et la morale. L’une découle de l’autre. Le sud de l’Europe a été soumis pendant des Siècles au droit romain du Code Théodosien écrit. Au Nord, ce fut plutôt les coutumes d’origine Germanique très variées et de transmission orale, qui furent la principale norme comportementale. Le droit canonique chrétien aura uniformisé l’ensemble de ces différentes situation, dans le domaine du droit de la famille, mais aussi dans le domaine de la responsabilité, du droit des obligations avec la théorie de l’autonomie de volonté. Le droit canonique évoluera ensuite pour s’éclipser jusqu’à notre droit moderne d’aujourd’hui. Ainsi donc, cette situation de concurrence entre le droit et d’autres normes comportementales est une situation relativement récente et qui connaît avec la société de l’information, un développement accru. Mais il n’y a pas que cela : les fondements philosophiques du droit vacillent. L’occident croit dans le rationalisme d’Aristote, de Descartes et son discours sur la méthode. La pensée rationaliste met l’accent sur les causes des situations visées par la loi. Or, la société de l’information issue du monde Internet est, quant à elle influencée par d’autres pensées, notamment la cybernétique et la systémique. Selon cette science, le système se définit comme un ensemble d’éléments en interaction dynamique. Un système, quel qu’il soit, présente trois caractéristiques majeures. C’est d’abord, l’interaction entre divers éléments. La seconde caractéristique a pour nom la globalité. Contrairement à un raisonnement cartésien, on ne considère pas que le système est la somme des éléments qui le composent. On considère au contraire que le système dispose, en lui-même, de qualités propres et supplémentaires que ne possèdent pas les éléments qui le composent. C’est en quelque sorte son identité. Enfin, l’organisation est sa troisième caractéristique majeure. Le système a un agencement structurel et fonctionnel : structurel car il se compose d’éléments qui sont hiérarchisés, ont des frontières, sont reliés entre eux (connectique) et fonctionnel car il génère des flux en entrée et en sortie. Ainsi, selon cette théorie, le système obéit à des règles ou des « lois générales » et dans la société de l’information, le réseau de télécommunications n’est qu’une représentation de cette nouvelle organisation des pouvoirs. La pensée qui fonde la création de ces « lois générales » se concentre sur les objectifs et les effets, quand le rationalisme met l’accent sur les causes. C’est l’autre révolution des esprits avec laquelle la loi européenne doit désormais composer.

Illustration par la lutte contre le Spam, et après l’échec de la Loi ? Le 21 Juin 2004 , le législateur français promulguait la Loi dite pour la Confiance dans l’Economie Numérique qui comportait les premières dispositions légales qui aient jamais combattu le spam. La Loi française était la transposition d’une Directive communautaire intervenue deux ans plus tôt, le 12 Juillet 2002, intitulée « vie privée et communications électroniques ». Le nouvel article L 34-5 du Code des Postes et Communications Electroniques interdisait « … la prospection directe au moyen d'un automate d'appel, d'un télécopieur ou d'un courrier électronique utilisant, sous quelque forme que ce soit, les coordonnées d'une personne physique qui n'a pas exprimé son consentement préalable à recevoir des prospections directes par ce moyen ». Les contrevenants sont passibles d’une amende de 750 euros par message expédié. C’est le principe de l’opt-in qui est ici consacré. Soit l’expéditeur du message a recueilli l’accord du destinataire pour le prospecter, dès lors l’envoi est légal. Soit le consentement préalable n’a pas été obtenu et l’envoi est illégal. Selon la logique ancienne, la messe était dite : le législateur avait parlé, la société devait se soumettre. Sauf que, près d’un an plus tard… rien n’est résolu. Le spam reste un phénomène réel, largement international, qui encombre les boîtes à lettres de tous les utilisateurs de messagerie électronique, pollue nos échanges, engendre une perte de productivité importante. La loi nationale telle que dictée, n’aura montré qu’une chose : son impuissance à contrer seule cette nuisance. Pire encore, les nouvelles dispositions légales se sont révélées efficaces pour paralyser… une activité parfaitement légale, celle du marketing direct. Elles comportent également par leur généralité des interrogations : j’annonce à mes contacts mon déménagement professionnel, je les convie à une manifestation professionnelle etc. … Suis-je un spameur ? Toute entreprise qui se prendrait à informer par voie électronique d’autres entreprises prospects de ses nouvelles offres est elle dans l’illégalité : par une application orthodoxe des textes, la réponse est oui. En l’absence de consentement préalable, ce sont toute une série d’échanges banaux qui pourraient tomber sous le coup de la loi. De plus, qui va donner, par avance, un consentement par peur être bombardé d’annonces publicitaires et d’offres en tous genres ? La Loi avait également prévu une exception au principe de l’opt-in à la suite d’une vente ou d’une prestation de services. Telle qu’écrite, l’exception était complexe et au finale très étroite. La Cnil vient de consacrer une autre exception qui, si elle était confirmée demain par les Tribunaux, signerait tout simplement l’arrêt de mort du texte. La Loi était censée s’appliquer aux « coordonnées d'une personne physique qui n'a pas exprimé son consentement préalable ». En pratique, la Cnil a toujours considéré que derrière toute adresse électronique se trouvait indirectement une personne physique. En clair, l’opt-in devait s’appliquer pour toute prospection par courrier électronique. Dans un second temps, elle a considéré que ne constituait pas une adresse électronique personnelle une adresse de type contact@ ou webmaster@ qui ne révélait pas l’identité d’une personne physique. Elle vient de parachever cette évolution en considérant que les personnes physiques pouvaient être prospectées par courrier électronique à leur adresse électronique professionnelle et « au titre de la fonction qu’elles exercent dans l’organisme qui leur a attribué leur adresse sans leur accord préalable ». Cette évolution de la Cnil constitue ni plus ni moins qu’un enterrement de première classe pour les nouvelles dispositions légales et une illustration de notre propos. La Loi ne peut réformer le système, elle doit composer avec lui pour rester dominante. Pire encore, il faut prendre acte que d’une certain manière, les normes non juridiques dominent le droit. Or, c’est l’un des défis majeur lancés à nos sociétés modernes et démocratiques que de conserver à la seule norme démocratique, la norme juridique, la prédominance. Eriger le droit contre la technique, ou en faisant comme si elle n’existait pas, est un pari perdu d’avance. Ce qui est vrai pour le spam, l’est également pour le peer to peer ou d’autres questions majeures qui se posent ou vont se poser à moyen terme. Pour relever le défi, l’autorité démocratique doit s’intéresser et s’allier à la technique.

Pour que l’individu reste le point d’arrivée de la régulation, que la société en réseau ne soit pas la résultante de la somme des actions d’individus ayant des intérêts particuliers et qu’un intérêt général surpasse ces égoïsmes, mais aussi pour que cette régulation soit efficace, cohérente et juste, le législateur doit agir de concert avec les niveaux de normes non juridiques.